Censure ou Conditions Générales d’Utilisation ?

Tiens, une fois n’est pas coutume, je rebondis à chaud sur un sujet d’actualité. J’avais prévu depuis longtemps de parler des fakenews, via une approche algorithmique.  Aujourd’hui, je ne vais pas rentrer dans les détails technologiques, mais donner un point  de vue personnel, partiel, partial…

Comment les réseaux sociaux se sont-ils retrouvés dans cette situation ? Être obligés de bannir Trump ? 

En tant que vieux de la vieille de l’Internet, j’ai eu depuis longtemps l’occasion de constater une différence fondamentale entre les USA et l’Europe (et surtout la France). Liberté. Le maître mot qui sous-tend le positionnement de l’américain lorsqu’il n’a pas encore réfléchi à un sujet.

Pour changer un peu des références à 1984…

Au début des années 2000, les moteurs de recherche freinaient des quatre fers lorsqu’on leur demandait de ne pas donner de visibilité aux sites révisionnistes. Au nom de la liberté d’expression, toute opinion devait pouvoir être dite.  Le débat a dû être tranché par l’application de lois locales en France et en Allemagne notamment. 

A partir du moment où on peut tout dire, tout devient une opinion. En 2017, le basketteur Kyrie Irving revendiquait le droit de croire et de proclamer que la Terre est plate : « Pourquoi devrions-nous être punis parce que nous ne sommes pas d’accord avec ce que la majorité croit ? (…) C’est OK de penser par soi-même (…), de pouvoir formuler ses propres idées et opinions et être capable de les transmettre. »
Ce à quoi l’astrophysicien Neil Degrasse Tyson a répondu avec justesse et humour que la seule chose à faire, c’est de l’envoyer en orbite, et de le laisser tourner jusqu’à ce qu’il change d’avis. 😄 

Tant que c’était des révisionnistes (idées gravissimes mais public très limité), ou des platistes inoffensifs (sauf pour eux-même, comme Michael Hughes, mort dans sa fusée bricolée pour se prouver qu’il avait raison), la liberté d’expression US ne prêtait pas beaucoup à conséquences.

Mais en se généralisant, l’équation «  fait = opinion »  a commencé à poser de véritables  problèmes. Les « faits alternatifs » chers à Trump sont venus mettre un nom nouveau sur le concept de mensonge à l’ère de la liberté d’opinion.

Même la publicité s’est trouvée prise en étau.
Brian O’Kelley, le fondateur d’AppNexus, ne s’est jamais caché de ses penchants politiques « libéraux » (au sens US, donc démocrate). En 2016, AppNexus équipait le site Breitbart, comme des milliers d’autres sites.  Jamais Brian n’avait remis en question ce partenariat commercial, malgré tout le mal qu’il devait penser des contenus du site.
Mais AppNexus avait des conditions générales de vente qui bannissaient les appels à la violence et à la discrimination. Et en 2016, Breitbart a dépassé la ligne rouge qui sépare l’opinion de l’appel à la violence, et le service AppNexus a été coupé. 
Je me souviens des tombereaux d’insultes qui avaient déferlé sur Brian, et plus encore sur le Directeur de la communication d’AppNexus, Josh Zeitz, surtout à propos de sa religion supposée (je ne vous fais pas de dessin). Josh n’avait fait que signer le communiqué de presse !  Mais il m’avait expliqué qu’ayant travaillé dans la communication politique pendant des années, il avait le cuir déjà bien tanné.

Suite à ce scandale, Google et Facebook avaient même annoncé que les sites de fakenews ne pourraient plus utiliser leurs outils
Mais qu’est-ce qu’une fakenews lorsque toute idée est une opinion ? Cette grande déclaration des deux géants n’a jamais pu être mise en œuvre.

Pire, lorsque les mensonges viennent du Président américain lui-même, une dimension historique vient s’ajouter pour corser le tout. Le simple fait qu’un président ait dit telle phrase doit être conservé pour la postérité…

Google et Facebook n’ont jamais voulu voir leur responsabilité engagée. C’est la fameuse section 230 que Trump voulait faire supprimer. Ce texte de loi oblige les réseaux sociaux à s’auto-réguler, tout en les exonérant de la responsabilité de tout ce qui passe par leurs tuyaux.
Regardons un peu plus précisément ce paradoxe : la section 230 a pour conséquence la diffusion de fakenews, dont les réseaux ne sont pas responsables. Ça les arrange parce que leur audience explose grâce aux contenus de tous types (y compris les plus extrêmes). Sans la section 230, Trump ne serait jamais arrivé là où il est ! Mais il a identifié cette faiblesse de ceux qui l’ont aidé à leur corps défendant et le lâchent aujourd’hui. Donc il veut supprimer la loi qui l’a porté… 

Comment des sociétés privées (Google, Facebook, Twitter) se sont-elles trouvées à disposer d’un tel pouvoir ?  Comment le régulateur n’a pas depuis longtemps été mettre son nez dans leurs conditions générales d’utilisation de leur service ?  L’expression des idées politiques peut-elle être contrôlée par des conditions d’utilisation d’un service privé ? Ça n’a pas de sens !

Alors quand un président en exercice, Trump, viole à de nombreuses reprises, les conditions d’utilisation de leurs services, ces sociétés se retrouvent obligées de les appliquer ! Sinon 2,5 milliards d’utilisateurs auront carte blanche pour délater, appeler au meurtre, diffamer, etc.

Même le réseau social ultra-permissif, Parler, qu’on ne peut pas qualifier de gauchiste, a supprimé des messages appelant à pendre Mike Pence. Ce n’était pas de la censure, non ? Juste l’application de Conditions d’Utilisation par ailleurs très laxistes. Mais visiblement, ça n’a pas suffi à prouver que Parler respectait les Conditions d’Utilisation d’Amazon Web Service, qui ont cassé son contrat…

Ce n’est donc pas une question politique, ce n’est pas de la censure, ce n’est que l’application de contrats d’utilisation privés. Mais ce n’est pas normal non plus…
Car ces Conditions Générales d’Utilisation ne sont pas faites pour ça ! La décision de couper un responsable politique devrait être politique et votée. Mais le pouvoir de ces réseaux est devenu tel qu’ils se retrouvent face à leurs propres contradictions.

Les réseaux sociaux sont dans la m….
L’équation à résoudre « ne pas censurer » ET « ne pas être complice de violences » n’a pas de solution.

Mais faut-il les plaindre ? A faire l’autruche pendant des années, tout en engrangeant des profils indécents, ils l’ont peut-être bien cherché.

Pire, en décidant de clore le compte de Trump, Twitter donne raison au Président populiste. Malgré la protection que leur donne la section 230, les réseaux sociaux ont une responsabilité… Cette responsabilité est morale, pas légale aujourd’hui. Mais elle ne peut plus être ignorée.

Seule la loi va permettre de remettre de la cohérence dans tout ça. Et les réseaux sociaux ne vont pas aimer ce qui va leur arriver.

La conséquence du bannissement de Trump sera-t-elle la suppression de la section 230, comme Trump le réclamait ? 
Si ce n’était pas tragique, ce serait drôle, non ????

Laisser un commentaire