Thémis, déesse des études ?

Quand on a créé Alenty avec Nico en 2007, on venait déjà du monde des études (NetValue, rachetée par Nielsen//NetRatings).

Je venais de terminer un MBA, mes connaissances en analyse stratégique étaient encore toutes fraîches.
J’avais donc en tête les KSF (Key Success Factors, facteurs-clé de succès) du secteur des études.

Nous étions en train d’inventer une nouvelle industrie, la mesure de la visibilité publicitaire.
Personne avant nous n’avait ne serait-ce que pensé que l’on pouvait mesurer la visibilité des publicités sur Internet.
Aucun modèle économique n’existait, il fallait tout inventer.

Alors, dès notre première embauche, lorsque je formais nos jeunes ingénieurs à leur nouveau métier, j’insistais lourdement sur l’un de ces facteurs-clé : la qualité.
Et pour commencer, il nous fallait créer de la confiance dans cette nouvelle mesure. Je disais : « on va mettre des années à créer de la confiance, mais on peut la perdre en 24h ».

On a donc constamment cherché à améliorer notre mesure, même après l’acquisition par AppNexus en 2014.

Lorsque la concurrence est arrivée, vers 2009-2010, les comparaisons sont venues avec.
La principale différence venait de l’univers mesuré. Partis les premiers, nous avions une longueur d’avance et pouvions mesurer plus de cas (iframes cross domain sur Chrome, publicité mobile…). Nos concurrents les considéraient « unmeasurable ».
Puis, une fois rapportés à des univers comparables, on pouvait analyser l’indicateur phrare : le taux de visibilité.

Les différences étaient très limitées avec nos concurrents qui avaient suffisamment investi en R&D.
Et là, dans la grande majorité des cas, Alenty présentait un taux de visibilité légèrement inférieur aux autres.

Pourquoi ?
Parce que nos ingénieurs avaient bien retenu la leçon : la qualité de la mesure était une priorité. Dès qu’ils découvraient un cas de non visibilité (utilisation de css, empilement d’objets…), ils cherchaient une solution pour le détecter.

Et parfois, cette obsession de la qualité pouvait nous jouer des tours. Certains sites se montraient mécontents de nos résultats, car une visibilité plus faible ne faisait pas leurs affaires. On pourrait penser qu’en face, côté agence, notre orthodoxie de la qualité aurait été mieux accueillie. Mais pas toujours ! Certaines agences s’engageaient sur des taux de visibilité qu’elles avaient du mal à atteindre. Et préféraient une mesure plus « gentille ».

Fallait-il pour autant réduire nos efforts de R&D, et baisser la qualité de notre mesure pour aller dans le sens de nos clients ?

Je m’y suis toujours refusé. Et cette qualité a été largement reconnue lors de l’acquisition par AppNexus.

Les dirigeants de Facebook ont-ils eu ce type de conversation ?

Les récents documents publiés dans le cadre d’un procès semblent le démontrer. Facebook savait que les audiences prévues étaient surestimées. Les faux comptes, les comptes fantômes (connus) et dupliqués étaient utilisés dans les estimations de volumes.
Mais Facebook n’est pas une société d’études. Et ses facteurs-clé de succès ne privilégient pas la qualité de la mesure.

Ce n’est pas la première fois que Facebook se fait prendre la main dans le sac. Un précédent scandale avait porté sur la durée des vidéos, surestimée de 60 à 80% !
A chaque fois, deux problèmes ont été remontés :

  • comment se fait-il qu’on laisse Facebook être juge et partie ?
  • pourquoi les conséquences sont-elles si faibles ?

Lorsqu’AppNexus a intégré la visibilité dans sa place de marché, on aurait pu dire que l’on devenait juge et partie. Mais non :

  • AppNexus ne possède pas l’inventaire, donc n’avait pas intérêt à surévaluer la visibilité. Au contraire, AppNexus prenait un risque en achetant des espaces qui ne seraient payés que si les publicités étaient visibles.
  • AppNexus autorise tous les autres mesureurs de visibilité à vérifier ses propres mesures. Facebook (et Google) non.

Ces géants sont-ils trop gros pour être mesurés par des tiers ? Non. Les capacités des serveurs autorisent maintenant des volumes inimaginables il y a seulement quelques années. Les mesureurs peuvent mesurer les GAFA.

La vie privée des utilisateurs de Facebook serait-elle en danger ? C’est l’excuse facile, brandie dès que l’on veut fermer toutes les portes de ces walled gardens.
Là encore, non. La mesure (visibilité, audience, complétion) se moque éperdument de l’identité de ceux qu’elle analyse.

Une mesure indépendante serait donc possible.

Sauf qu’un tiers mesureur, s’il avait fait un MBA, aurait érigé la qualité au rang de vertu cardinale. Et il aurait immédiatement corrigé l’erreur d’estimation de l’audience, ou de la durée des vidéos.

Et Facebook aurait perdu 5%, 10% 15% (?) de chiffre d’affaires.

Ce n’est pas le choix qui a été fait. Facebook a semble-t-il préféré attendre jusqu’à ce que le pot-aux-roses soit découvert.

Tout autre société aurait perdu de grosses plumes dans une telle situation. Beaucoup même auraient coulé !
Mais lorsqu’on est incontournable, too big to fail, on peut se permettre de dire « oops, pardon, je m’ai trompé ! » et faire un petit cadeau en dédommagement.

Et la qualité de la mesure n’a pas besoin d’être un facteur-clé de succès de son département « mesure ».

Thémis, la déesse de la justice, brandit une balance, symbole de la qualité de ses jugements. Elle a les yeux bandés, pour ne pas voir qui elle juge, symbole de son indépendance. Et si on en faisait aussi la déesse des études ?

Thémis, déesse de la justice. Et des études ?

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