Eloge de la futilité

La semaine dernière, en vacances, j’ai eu la mauvaise idée de regarder mon téléphone à 3 heures du matin. Une centrale nucléaire venait d’être attaquée en Ukraine. Ce n’est que vers 4 heures que la situation a été rétablie et le risque atomique écarté.

Pendant une heure, j’ai eu tout le loisir de mesurer l’écart entre ma situation (dans une station de ski des Alpes) et celle, potentielle, du continent. Dans un demi-sommeil, j’ai pensé à des lieux de repli à la campagne, j’ai réfléchi à ce que je pouvais apporter dans un tel conflit, et je me suis inévitablement demandé à quoi je servais…

Car quoi de plus futile que la publicité ?

Le luxe peut-être ? Il ne sert qu’à étancher une recherche de légitimité ou à galvaniser l’image de soi. Pour certains c’est important.

Les loisirs ? Ils apportent de la joie et du réconfort, ce n’est pas négligeable.

Et la publicité ? A quoi sert-elle ?

Du point de vue des marques, elle n’apporte pas grand chose à la société (choisir entre un produit A et un produit B). Mais du point de vue des éditeurs, la publicité reste le moyen le plus répandu de financer des contenus.

Quand on parle de contenus, il est de bon ton de mentionner la presse libre. Sa dépendance aux annonceurs n’a je pense qu’une faible influence sur ses prises de position.
Mais il n’y a pas que des journalistes de guerre qui risquent leur vie pour nous informer. La publicité finance aussi des vidéos de chat et des influenceurs débiles !

OK, comme me l’a dit Nico, alors qu’on se demandait en 2020 pourquoi repartir dans la publicité : “dans la pub, on ne sauve pas des vies, mais on ne tue personne”.

Alors comment concilier la futilité d’un secteur professionnel avec la gravité de l’actualité ?

Premièrement, il faut bien continuer à vivre et faire ce qu’on sait faire. Je ne serais pas très utile au fond d’une tranchée avec une kalachnikov à la main.

Deuxièmement, on peut aider indirectement, financièrement, ou en prenant la plume comme je le fais aujourd’hui.

Car non, je ne suis pas parti me battre, comme le héros de mon film culte “N’oublie pas que tu vas mourir” de Xavier Beauvois. Je suis ici, au travail. Mais je me sens obligé de justifier ma présence sur ce marché publicitaire, tellement futile.

Ce qui se passe en Ukraine nous concerne et nous dépasse tous à la fois. Rien n’est peut-être plus important dans nos vies en ce moment. Il se peut qu’elles ne soient plus jamais les mêmes…

Mais il arrive que la futilité s’apparente à une forme de grandeur. Continuer à vivre, malgré tout, à rire, à aimer, à lire, à jouer.

Dans ma nouvelle préférée de JL Borges, “Tlön Uqbar Orbis Tertius” (publiée dans Fictions), le narrateur constate que le réel se trouve envahi par une encyclopédie qui redéfinit l’univers. Il conclut la nouvelle ainsi :
“Le monde sera Tlön. Je ne m’en soucis guère, je continue à revoir, pendant les jours tranquilles à l’hôtel d’Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que je ne pense pas donner à l’impression) de l’ “Urn Burial” de Browne”.

Traduire un texte inconnu, sans même vouloir le partager ! Quoi de plus futile, alors que le monde s’écroule autour de lui !

Il y a une beauté, une noblesse à la futilité, malgré tout.

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