La clé du positionnement juridique de Facebook, c’est que la société n’est qu’un hébergeur, et pas un éditeur. Les contenus sont créés par les membres du réseau social, pas par les salariés. Les membres ne sont donc pas tenus à une ligne éditoriale qu’un salarié se devrait de respecter. Donc Facebook n’est pas responsable des contenus et de leurs conséquences.
Ce postulat est tout à fait valide à petite échelle.
Mais je pense (comme d’autres) qu’il ne tient plus à l’échelle du milliard d’utilisateurs.
Lorsque j’ai écrit une étude portant sur le thème de “Borges et l’Infini” pendant mon école d’ingénieurs, je ne pensais pas que ce sujet allait l’accompagner encore 28 ans plus tard. En 1997, j’ai été contacté par le Borges Center qui a publié mon essai. Depuis, je continue de chercher pourquoi le chiffre 14 symbolise l’infini chez Borges. J’ai même fait appeler la veuve de Borges lorsque je visitais le Museo Borges à Buenos Aeres ! Si vous avez des idées, partagez-les moi !
Aujourd’hui, j’apprends même l’Espagnol pour lire Borges dans le texte, et continuer un jour mon essai…

Une des nouvelles les plus célèbres de Borges, La Bibliothèque de Babel, nous présente une bibliothèque imaginaire.
Ses livres, tous du même format, contiennent toutes les combinaisons des 25 lettres et signes de ponctuation sur 410 pages de 40 lignes et 80 colonnes chacune. La Bibliothèque de Babel contient donc 251312000 livres ! Ce nombre est peut-être difficile à appréhender. A titre de comparaison, disons simplement que l’écriture de ce nombre monstrueux compte environ 15 000 fois plus de zéros que l’écriture du nombre d’atomes de l’univers !
Pas infini, donc, mais vachement grand quand-même !
La Bibliothèque de Babel contient tout ce qu’il est possible d’écrire, dans toutes les langues, avec toutes les variations possibles d’une virgule ou d’un caractère. Borges précise même qu’elle contient “ton” histoire, l’histoire complète de “ta” vie, cher lecteur !
Quel rapport avec Facebook ? Avec ses trois milliards d’utilisateurs revendiqués, Facebook dispose de 3 milliards de rédacteurs. Quelque soit le sujet, quelqu’un écrit dessus, en bien, en mal, en Français, en Hindi… Comme dans la Bibliothèque de Babel, il est possible de trouver sur Facebook tout ce qu’il est possible d’écrire.
En 2021, Facebook génère 4 pétabytes de données par jour (source). A titre de comparaison, un pétabyte correspond à environ un milliard de livres (source) ! La Bibliothèque nationale de France ne contient “que” 15 millions de livres…
Facebook n’est pas infini, la Bibliothèque de Babel non plus. Mais je crois que l’on peut affirmer que Facebook, comme la Bibliothèque de Borges, contient tout ce qu’il est possible d’écrire.
Que se passe-t-il alors ?
Dans la nouvelle de Borges, un bibliothécaire raconte que selon une rumeur, quelqu’un aurait trouvé une phrase compréhensible dans un livre (les autres ne contiennent que des séries de lettres sans cohérence). D’autres bibliothécaires font “du ménage”, en brulant des salles entières de livres. Ils font peut-être ainsi disparaître des chefs d’œuvre, mais ces textes existent ailleurs à une virgule près dans des milliers d’autres salles.
Que nous dit Borges par cette analogie ? Lorsque toute la littérature existe, elle n’a aucun sens, aucun intérêt. Ce qui compte, ce n’est pas l’écriture, c’est son interprétation.
L’absence de rédacteurs chez Facebook ne veut donc rien dire. Les contenus sont là, et sans l’action des modérateurs et des algorithmes de Facebook, ils seraient comme la Bibliothèque de Babel : un gigantesque amas d’opinions sans cohérence, sans intérêt.
Seuls les algorithmes de Facebook donnent du sens au contenu produit par ses utilisateurs. C’est donc Facebook qui produit le sens des contenus que les utilisateurs ne font que générer.
Dans un journal, le rédacteur en chef donne la ligne éditoriale. Il sélectionne les sujets, les articles, oriente les débats dans un sens ou un autre. Facebook fait la même chose sur des milliards de contenus, avec en plus un pouvoir de censure.
La responsabilité éditoriale de Facebook est du même ordre que celle d’un rédacteur en chef de journal.
Mais Facebook ne contrôle même plus sa ligne éditoriale. Plus personne ne sait prédire les effets des algorithmes. Des employés de Facebook en arrivent à créer des faux comptes pour voir quels contenus vont leur être proposés. Et vérifier que les délires de QAnon sont promus par la plateforme en quelques semaines à un compte qui s’est simplement enregistré comme chrétien du midwest américain.
Facebook n’est pas qu’un hébergeur ou un diffuseur de contenus. Facebook a un rôle d’écriture de la vision du monde que le réseau social nous offre. Les textes, les images, les commentaires des utilisateurs sont comme les lettres qui composent nos mots.
En combinant ces “lettres”, Facebook génère un contenu complet.
Facebook a donc une responsabilité éditoriale, au même titre qu’un journal.
Facebook est devenu un gigantesque producteur de contenus. Un producteur qui ne sait même plus ce qu’il produit.
Et pendant ce temps, son rédacteur en chef préfère s’amuser à créer un Second Life, laissant les extrêmes proliférer sur son réseau mondial, minant la démocratie et les sciences…
Une réflexion au sujet de « Facebook ou la Bibliothèque de Babel »